La prévision des votes est à chaque élection un enjeu majeur pris très au sérieux par les différents candidats. Sujets d’inquiétudes ou vecteurs de mobilisation, les prévisions, sondages et autres anticipations jouent un rôle essentiel et grandissant dans la conduite des campagnes électorales.
Reports, mobilisation, réserves de voix, abstention, réactions électorales épidermiques ou profondes, quels principes régissent le comportement des électeurs au-delà de leurs opinions partisanes ?
Les forts taux d’abstention, lors des différentes élections sont aisément interprétables. L’abstention désormais extrêmement forte, et en régulière augmentation, est le signe d’une désaffection pour les urnes principalement causée par la perte de crédibilité à l’égard du personnel politique dans son ensemble.
Les dernières élections municipales donnent actuellement lieu à un satisfecit des partis de droite français face à une véritable « dérouillée » subie par la gauche au pouvoir. C’est oublier bien vite que les précédentes « dérouillées » les concernaient eux-mêmes. Le pouvoir bascule d’un bord à l’autre à coup de défaites de plus en plus monumentales. Mais les défaites grandioses sont l’arbre cachant la forêt, et cet aller-retour incessant ne suffit plus à masquer l’inamovibilité globale du personnel politique, elle-même première pourvoyeuse d’abstention.
Deux principes fondamentaux
Jusqu’aux scrutins récents, les règles régissant l’attitude des électeurs se concentraient en deux principes fondamentaux.
Le Principe d’abandon « Je ne suis pas d’accord, je ne vote pas »
Les électeurs ont un premier niveau d’expression quasi-subliminal lors des différents scrutins. Ce premier niveau est celui de l’abandon face du principe de vote lui-même. A ce stade les électeurs qui ne sont pas satisfaits des offres présentées par leur camps, expriment leur désaccord de façon basique, en ne se rendant pas aux urnes, voire en votant blanc. C’est un premier niveau modéré, l’expression d’un mode passif de comportement.
Le Principe de punition « Je ne suis pas d’accord, je disperse »
Le deuxième niveau d’expression accessible aux électeurs et un mode résolument plus actif dans l’objectif, cette fois, de donner un coup de semonce à leur propre camp. Lors des premiers tours électoraux, les électeurs vont marquer leur désapprobation en réalisant un vote hors norme et contestataire. Ils s’orientent alors, quel que soit leur camp d’origine, vers les tenants d’une expression radicale et à ce titre sur un plan pratique, extrêmes. Extrême gauche, extrême droite et listes plus « exotiques » en sont les principaux bénéficiaires.
Une fois la punition opérée au premier tour, ces électeurs, qui souhaitent participer au vote, reviennent généralement au second tour à leurs valeurs d’origine, et réintègrent les partis traditionnels proches de leurs idées.
L’émergence d’un nouveau comportement électoral
Mais depuis quelques scrutins, les niveaux d’expression populaire se sont dotés d’une règle nouvelle qui prends à chaque élection plus d’ampleur. Nous fixons la période charnière de l’émergence généralisée de ce nouveau comportement aux élections européennes de 2009 en France.
Le principe de crucifixion « Je proteste et je vote contre mon propre camp »
Les électeurs mécontents deviennent à ce stade, pro-actif de la défaite des candidats qu’ils ne considèrent pas comme respectables. Loin de s’arrêter au simple abandon, voire à la punition, ils passent de façon brutale à l’action. Ils décident de voter contre leur propre camp. C’est ainsi que les électeurs votent de façon raisonnée et délibérée pour un candidat opposé à leurs propres valeurs.
Il est, bien sûr, nécessaire que le grand écart politique ainsi opéré, ne soit pas trop important ou de nature à entrer en contradiction profonde avec leurs valeurs personnelles.
Un électeur de gauche votera, ainsi, en faveur du candidat de droite pour crucifier son candidat de gauche considéré comme non-respectable, mais n’irait évidemment pas offrir son vote à un candidat d’extrême droite. La démonstration est applicable à droite dans les mêmes conditions.
Notons que la parade à cette évolution de fond a été depuis longtemps trouvée aux Etats-Unis, dès la première campagne présidentielle de Barack OBAMA, sur la base d’un constat simple : Le sympathisant est volatile.
La direction de campagne a très vite compris qu’un adhérent ou un sympathisant ne représente pas en tant que tel un vote acquis. Au contraire, un adhérent ou un sympathisant déçu est susceptible de s’exprimer par un vote contradictoire en réaction à la déception engendrée par son camp.
Très tôt, les équipes OBAMA ont trouvé une parade à ce risque potentiel en considérant qu’il était nécessaire de transformer les sympathisants en adhérents puis les adhérents en militants actifs. Ce principe est la grande réussite de cette campagne.
C’est dans cet objectif de glissement des sympathisants vers un militantisme actif qu’a été mise en place une véritable organisation militaire, extraordinairement structurée, compartimentée (voir à ce propos notre article La Campagne OBAMA).
Nous sommes bien ici en présence de la base des théories psychologiques de l’engagement. Un militant, impliqué personnellement et activement dans la campagne; correctement « alimenté » par la direction de campagne; est tenu sous une pression relative, mais constante. En ce sens il est un vote acquis.
Nous pouvons d’ailleurs noter que cette brillante parade n’a jamais franchi l’Atlantique. Les hommes politiques français ont toujours soigneusement évité de prendre en compte ce principe, car ils ne l’ont pas compris. Leurs réactions à notre article La campagne OBAMA de 2010 a été pour le moins surprenante. Par habitude, et surtout par fainéantise, ils ont structuré leurs campagnes en reprenant la forme mais pas le fond. Ils ont privilégié la communication sur le travail et l’illusion sur le message.
Les conséquences du principe de crucifixion
Sur la portée pratique du principe de crucifixion
Retenons le score étonnant du parti Europe-Ecologie lors des élections européennes de 2009. Cette élection pose le première pierre du principe, et est particulièrement révélatrice du phénomène.
en raison du nombre important d’électeurs de droite ayant voté pour ce parti. Nous fixons donc l’ancrage de ce nouveau mode de fonctionnement à cette date tant en raison de son application massive que par la symbolique forte qu’il véhicule.
En effet, les voix de droite qui se sont reportées sur les listes Europe-Ecologie sont des voix de souffrance. La liste Europe-Ecologie présentet à sa tête le triptyque Eva JOLI, Daniel COHN-BENDIT et José BOVE. Les électeurs de droite ayant fait ce choix, avaient une réelle volonté de crucifixion des candidats de la droite traditionnelle. BOVE et COHN-BENDIT sont pourtant représentatifs d’idéaux qu’ils rejettent habituellement.
Ce parti nouveau et l’association des terme « Europe » et « Ecologie » étaient en soi suffisamment romantiques. Une dénomination porteuse de changement que les électeurs de droite ont accepté dans un « choix de souffrance ».
Les scrutins qui ont suivi sont autant de confirmation de l’installation durable du principe de crucifixion dans le processus électoral.
Lors de l’élection présidentielle de 2012 de nombreux électeurs de droite ont apporté leur voix à François Hollande. Ils l’ont fait en raison de la déception profonde suscitée par la personnalité de Nicolas Sarkozy. Ceux qui ne l’ont pas fait, avouent aujourd’hui y avoir pensé.
Plus proche de nous, lors des élections municipales de 2014, des maires de gauche battus, cachent leur propre incapacité sous l’impopularité du gouvernement en place. Ils devraient réfléchir sur la défaillance majeure d’un l’effet report qui ne fonctionne plus.
Des maires de droite ont donc été élus grâce à des quantités importantes de bulletins de gauche.
Sur l’impossibilité nouvelle d’anticiper, de grandes quantités de sondages sont désormais devenues totalement hors de propos. A chaque élection, l’ensemble des media se risquent à des évaluations et des prévisions sur les résultats possibles. Les candidats eux-mêmes sont fervents de sondages, afin de pouvoir anticiper sur les scores à venir.
Avec cette profonde installation du principe de crucifixion dans le processus de décision de l’électorat, la base même de certains sondages disparaît. Ces sondages ne présentent plus aucun intérêt. Un militant de gauche ne peut répondre objectivement qu’il va vouloir dans une réaction épidermique crucifier son candidat. Il n’avouera jamais qu’il est prêt à voter pour le camp opposé, alors même que ses convictions restent inchangées.
Sur le comportement du personnel politique, ce nouveau principe de crucifixion est désormais un élément de grande importance qui devra être pris en compte, tant par les partis politiques, que par les candidats eux-mêmes. Un adhérent déçu est désormais un vote opposé en puissance, les candidats ne peuvent plus se permettre de décevoir.
Les partis qui se glorifient de leur nombre d’adhérents et entrent dans la compétition du « Plus grand Parti de France ». Ils se trompent, bien sûr, lourdement mais refusent, volontairement ou non, de voir la réalité en face. Le nombre d’adhérents avec l’évolution du processus de décision des électeurs n’est et ne sera jamais gage de solidité. Il peut, par contre, devenir une cause d’aggravation de la défaite, sauf à prendre en compte ce nouveau phénomène, et par conséquent à se mettre enfin au travail.
Sur la limite de ce principe par effet de compensation, il serait possible d’envisager, qu’en théorie, nous sommes, certes, devant une nouvelle règle des processus de décision électoraux. Mais les deux grandes tendances politiques se cédant le pouvoir alternativement, il ne s’agirait que d’un exercice de vases communicants. Un exercice sans grande influence sur l’équilibre du système. Malheureusement, la théorie est contredite par la réalité des scrutins. L’électeur n’est plus dupe de ce jeu de chaises musicales d’une oligarchie dirigeante inefficace voire totalement incompétente.
A l’issue des élections municipales de 2014, le Front National ne s’est pas effondré au second tour. Les électeurs ne se sont contentés plus des deux grandes tendances traditionnelles. L’alternance irresponsable et inefficace a ses limites. Le Front National s’est implanté dans un nombre extrêmement important de Mairie en en prenant parfois la tête. L’incompétence de la classe politique traditionnelle est, c’est une évidence pour tous, le premier vecteur de montée en puissance des extrêmes, gauche et droite.