Préambule
Hannibal Barca théoricien ou stratège ? Sa confrontation avec Scipion lors de la bataille de Zama apporte quelques éléments de réponse.
Les Officiers de l’Armée française, lors de leur cursus à l’Ecole de guerre, étudient dans le détail la tactique et la stratégie, illustrées, notamment, par la bataille de Cannes. Merveille de minutie au déroulé millimétré, la bataille de Cannes développe une mécanique complexe. Cette mécanique exemplaire permet à Hannibal d’emporter une victoire devenue légendaire dans l’histoire de la tactique militaire.
Avant tout, cette bataille est intéressante militairement à plusieurs niveaux. Elle est à la fois une théorie, un plan d’une très grande minutie, et une mise en application parfaite. En somme, une théorie très sophistiquée appliquée à une mise en oeuvre exemplaire. La Bataille de Cannes résulte de la fusion de la théorie et de la pratique pour constituer un bloc compact. Cependant, une analyse plus fine du génie d’Hannibal Barca, oblige à les appréhender de façon distincte.
L’Histoire nous livre avec la Bataille de Cannes l’Acte I d’une pièce en deux actes. L’Acte II est la Bataille de Zama. Finalement, après 14 ans, les armées en présence sont les mêmes : les armées carthaginoises et les légions romaines. Le chef de l’armée carthaginoise est toujours Hannibal Barca, auréolé de l’exceptionnelle campagne qui l’a conduit jusqu’aux portes de Rome. Une campagne enrichie de victoires tactiques marquantes comme lors de la bataille de Cannes.
Face à Hannibal, se présente un général romain connu en la personne de Scipion ( qui deviendra plus tard « L’Africain »). Déjà présent au sein de l’armée romaine massacrée à Cannes, il commande l’armée romaine lors de la bataille de Zama.
Tout d’abord, l’armée romaine possède toujours la même organisation de combat avec ses fantassins et sa cavalerie, renforcée par quelques alliés. L’armée d’Hannibal est, d’autre part, constituée de troupes à pied et à cheval de Gaulois et d’Ibères, d’une cavalerie numide , de ses légions de vétérans africains et de ses éléphants de combat. Lors de la Bataille de Zama les forces en présence sont à peu près équilibrées. Rome à cependant débauchée une partie des cavaliers numides du roi Massinissa. La présence des cavaliers de Massinissa joue un rôle majeur dans la défaite d’ Hannibal. Les Carthaginois ne pourront plus compter sur l’avantage que lui a toujours procuré sa cavalerie.
Des armées et des chefs quasiment identiques sonnant comme un « match retour » de la célèbre bataille de Cannes. En théorie, Hannibal qui a déjà vaincu les mêmes légions romaines avec deux fois moins d’effectifs semble en position favorable.
Pourtant rien ne va se passer comme on aurait pu le penser, et Hannibal va subir une cuisante défaite. Le grand Stratège Hannibal va être humilié par un Scipion magistral.
Hannibal Barca, le Théoricien
Le choix du terrain
L’ensemble de la campagne menée par Hannibal Barca, durant la deuxième guerre punique, montre à quel point il était soucieux de choisir lui-même la zone des combats. Cet intérêt est déjà présent dans le choix de son itinéraire. Ainsi, dès le début de sa campagne, Hannibal, conscient de son infériorité navale, décide d’utiliser la voie terrestre et de remonter l’Espagne. Une fois en Gaule, devant l’impossibilité de rejoindre l’Italie par la route côtière, contrôlée par les légions romaines il décide de remonter au nord et franchit les Alpes.
Une fois les Alpes traversées, les plaines du nord de l’Italie permettent aux Carthaginois de profiter au maximum de la supériorité de leur cavalerie rapide et performante.
Notons que le Carthaginois choisit la zone de combat dès les premiers affrontements. Comme lors de la bataille de la Trébie. Hannibal y fait harceler les troupes romaines par sa cavalerie légère numide dans le but de les attirer vers la majorité de ses troupes dissimulées. Le stratagème fonctionne et l’armée romaine, arrivant sur l’autre rive de la rivière Trébie se retrouve simultanément face au gros des troupes carthaginoises, et prise à revers par un détachement dissimulé de plus de 2.000 hommes.
C’est en tout état de cause le choix du terrain d’affrontement qui conduit l’armée carthaginoise à traverser, péniblement et à marche forcée, les plaines marécageuses de l’Arno, pour prendre position dans le défilé de Borghetto, lors de la bataille de Trasimène. Une fois de plus, tout est mis en place pour attirer l’adversaire. Le Consul romain Flaminius se laisse piéger et les légions romaines combattent sur un terrain déterminé à l’avance par l’ennemi.
Dans sa descente vers le sud de l’Italie Hannibal choisit, une fois de plus , la zone de combat lorsqu’il s’attaque à la citadelle de Cannes. Il décide de combattre en terrain plat et à découvert, dans une zone étroite entre la rivière et les collines. Ce choix qui lui permet de resserrer les unités romaines et de les encercler plus facilement. Et alors qu’il dispose d’une armée de moitié inférieure à son adversaire, il transforme la bataille en véritable carnage pour l’armée romaine.
L’enchaînement tactique et contrôle du temps
Les batailles menées par le général carthaginois sont à chaque fois le fruit d’une disposition rigoureuse et d’un enchaînement fluide. Si Hannibal choisit son terrain, il choisit aussi le moment. Chaque bataille se déroule lorsque les dispositifs sont établis, fixés et la confrontation prête à être menée.
Lorsqu’il est nécessaire à l’armée carthaginoise de prendre de l’avance, Hannibal augmente le rythme de sa marche. Il gagne de cette façon un temps suffisant pour s’installer sur les hauteurs du lac de Trasimene et tendre son embuscade. C’est dans le même souci de contrôle du temps que les fuyards de l’avant-garde romaine sont immédiatement poursuivies par les troupes de Mararbhal. L’accélération des troupes carthaginoises, alors même que l’embuscade du lac de Trasimene est terminée, est encore nette lorsque Mararbhal continue sa progression pour s’attaquer aux renforts envoyés par le Consul Servilius.
Mais le plus beau déroulé tactique reste celui de Cannes. En effet, à Cannes, chaque événement est l’élément déclencheur du suivant. La mécanique est parfaite. Alors que la cavalerie numide fixe la cavalerie auxiliaire sur le flanc gauche, la cavalerie lourde gauloise écrase la cavalerie romaine sur le flanc droit. La manœuvre d’ensemble, libère du danger lié à la cavalerie romaine et peut continuer son enchaînement. Le centre du dispositif carthaginois recule comme prévu, et les légions africaines viennent fracasser les flancs ennemis. En même temps, la cavalerie lourde s’abat sur les arrières romains. Enfin, s’extrayant du dispositif, les cavaliers numides poursuivent les cavaliers auxiliaires romains au-delà de Trasimene.
Effet de surprise et duperie
Pour faciliter ses manœuvres et prendre un avantage tactique, Hannibal fait preuve, non seulement d’inventivité, mais aussi de tromperies, stratagèmes et illusions. Avant même son arrivée sur le sol italien, ses options d’itinéraires et plus particulièrement son passage, jugé impossible à travers les Alpes, vont surprendre les Romains.
Une fois sur le sol italien, lors de la bataille de la Trébie, déjà, Hannibal dissimule son armée, et, feignant l’escarmouche, attire les Romains pour leur faire franchir la rivière. Une fois la rivière franchie, les Carthaginois les attaquent sur leurs arrières avec une troupe spécialement détachée et dévoile le gros de l’armée.
A Trasimene, les Carthaginois trompent une fois de plus leur adversaire grâce à un stratagème inattendu. Des non-combattants munis de milliers de torches sont envoyés très au-delà du dispositif pour induire en erreur Flaminius et lui faire croire que le défilé de Borghetto est franchi depuis longtemps. Cette illusion fonctionne si bien que Flaminius en oublie toute règle élémentaire de prudence en s’engageant sans prendre la peine d’être devancé par des éclaireurs. L’effet de surprise est total, amplifié par cette véritable prouesse carthaginoise consistant à dissimuler une armée entière sur les collines surplombant le lac.
Illusion encore à Cannes, lorsque le front carthaginois est disposé sur une ligne convexe. Les Romains sont trompés par le recul trop facile des lignes carthaginoises. Ils vont s’engouffrer à l’intérieur du dispositif ennemi sans réaliser que les flancs, restés solides, se referment sur eux.
C’est toujours dans le même esprit de mise en place d’illusions, que la marche carthaginoise vers le sud de l’Italie donne lieu à une nouvelle démonstration de ruse parfaitement réussie. A l’automne 217 av. JC, Hannibal entreprend de se rendre dans les Pouilles pour prendre ses quartiers d’hiver. Cependant, la voie est défendue pas le Consul Quintus Fabius Maximus et sa puissante armée. Le général carthaginois utilise un nouveau un stratagème pour pouvoir passer. Il fait accrocher à 2.000 bœufs, des torches enflammées qu’il envoie à l’opposé du lieu où lui-même passe avec son armée.
Scipion, le Stratège
S’attaquer à la stratégie de l’adversaire.
« Ce qui, donc, est de la plus haute importance dans la guerre,
Sun Tzu
c’est de s’attaquer à la stratégie de l’ennemi ».
Du côté carthaginois, Hannibal est finalement beaucoup plus prévisible qu’on ne pourrait le penser. La disposition de ses troupes permet de déduire, assez aisément, la stratégie du général carthaginois. Dans un premier temps, la charge des éléphants de combat créé une panique chez l’ennemi et transperce ses lignes d’infanterie. Dans un second temps, la cavalerie neutralise les ailes cavalières ennemies, afin de permettre à la ligne de front de progresser sans risque d’être attaquée par les flancs.
Généralement, à défaut de pouvoir l’emporter grâce a sa cavalerie, une simple fixation de la cavalerie ennemie, permet de faire avancer les troupes de première ligne au sein du dispositif adverse en protégeant ses flancs. Une fois le front adverse enfoncé, la seconde ligne constituée par la redoutable légion africaine est en mesure de l’emporter, face aux fantassins romains.
Hannibal choisit son terrain pour donner le maximum de sa puissance à la supériorité de sa cavalerie, il enchaîne les mouvements tactiques, crée un premier choc brutal avec ses éléphants de combat et manœuvre dans un esprit proche du concept « du marteau et de l’enclume », cher à Alexandre le Grand.
A Zama, Scipion va directement s’attaquer la la stratégie habituelle de son adversaire. Scipion possède l’expérience du combat contre les armées carthaginoises. Présent à Cannes, il a mené la reconquête de l’Espagne. Il connaît Hannibal, les tactiques et les caractéristiques des différentes troupes de son armée.
Le choix de la zone de combat est fait par Scipion qui a habilement négocié pour se rallier les cavaliers numides de Massinissa. Hannibal, rappelé d’urgence par le Sénat carthaginois pour protéger Carthage, et après l’échec de sa négociation avec Scipion, va combattre sur le terrain choisi par le général romain. Dès le début des combats le choc brutal créé par la charge des éléphants de combat n’a pas lieu, annihilée par l’habile disposition des troupes romaines. Scipion, qui a anticipé ce premier choc, aménage dans sa ligne de front des espaces entre ses unités et les dissimule en disposant ses velites à l’intérieur. Les velites s’écartent à l’arrivée des éléphants, qui deviennent la cible de projectiles en tous genres. Une fois engagés, les éléphants se retrouvent assaillis de toutes parts et principalement sur les flancs, et les manipules gardent une disposition intacte.
Grâce à la supériorité de sa cavalerie, en choisissant le terrain, et en supprimant l’effet du premier choc frontal des éléphants de combat, Scipion a brisé l’enchaînement tactique habituel du général carthaginois. Hannibal voit son « cercle vertueux » habituel stoppé net.
S’adapter en temps réel
Le mouvement d’infanterie effectué par l’armée romaine durant l’affrontement à Zama, possède une caractéristique étonnante. L’armée carthaginoise va être enfermée dans une nasse, rappelant, avec une certaine ironie, la bataille de Cannes. Ce mouvement a toute l’apparence d’une manœuvre réactive décidée sur le champ de bataille lui-même. Une stratégie adaptative, interactive laissant planer un doute sur son degré de prévision. En effet, peut-on imaginer que cette seconde phase de la bataille avait été anticipée ? C’est peu probable.
Concrètement, la disposition des troupes semble laisser penser que le général romain envisageait une confrontation traditionnelle. Malgré une légère infériorité numérique de troupes à pied, l’armée romaine possède un avantage certain sur son adversaire. Une fois la charge des éléphants neutralisée et la cavalerie carthaginoise défaite par une cavalerie romaine et numide supérieure, l’issue du combat semble laisser peu de doute.
Pour mieux comprendre ce qui s’est passé, à ce stade de la bataille, la description faite par les historiens romains permet de comprendre les difficultés de progression des lignes romaines, en raison de l’amoncellement de cadavres sur le champ de bataille. Selon POLYBE : « XIV. Le terrain qui séparait les deux armées était couvert de sang, de cadavres, de blessés, et cette circonstance jeta Scipion dans un grand embarras. Comment avoir le pied ferme au milieu de ces morts amoncelés les uns sur les autres et d’où s’échappaient des ruisseaux de sang? Cet amas de corps et la multitude d’armes qui y étaient mêlées rendaient pour des troupes marchant en ordre les mouvements difficiles ». Polybe – HISTOIRE GENERALE -TOME DEUXIEME LIVRE XV IX.
Ce constat, qui peut sembler anodin dans un combat antique, est d’un grand intérêt pour mieux analyser le déroulement de la bataille. En réalité, Il s’agit d’une seconde phase dynamique, mise en place sur le moment par Scipion. Dans un fracas indescriptible et les milliers de morts s’amoncelant sur un espace réduit, la progression des combattants, après le premier choc frontal, devient extrêmement difficile. Il n’est plus possible de courir les uns collés aux autres, sans prendre le risque de chuter. Il faut en permanence marcher sur des corps, les éviter, voire les achever. On comprend rapidement la remarque de ces historiens.
C’est a ce moment du combat que Scipion remanie la disposition de ses troupes. Or, ce remaniement en cours de bataille est plutôt inhabituel dans le combat romain. Scipion va déplacer ses troupes de vétérans, toujours indemnes, vers les ailes de la ligne de front. En s’écartant du centre de la bataille, ils progressent plus aisément, plus rapidement. Et ces troupes n’ayant pas encore été aux prises avec l’ennemi, leur vitesse est aussi le résultat direct de leur « fraîcheur ».
En remaniant la disposition de sa ligne de front, Scipion vient brutalement refermer, par les flancs, une nasse de circonstance. L’encerclement réalisé par des troupes de « triarii » romains (Soldats lourds et expérimentés) se fait sur un périmètre désormais dégagé, totalement contrôlé par la cavalerie romaine et avec la brutalité terrifiante d’une troupe fraîchement engagée. Cette manœuvre est d’autant plus inhabituelle, que les « triarii » restent généralement sur les arrières. A l’arrêt, à genou, ils laissent le combat aux rangs d’infanterie lourde de la légion républicaine. Leur intervention n’a lieu qu’en cas de situation désespérée
En revanche, du côté carthaginois la mécanique semble s’être enrayée. Impréparation, manque d’anticipation, et absence de créativité montrent un Hannibal Barca dépassé, très loin du génie tactique de la légende. L’effet domino habituel – comme à Cannes – est interrompu dès le départ par l’anticipation du général adverse et le cercle vertueux se transforme même en cercle vicieux. A aucun moment, Hannibal, qui subit ce combat, ne semble réagir pour remanier son dispositif.
La mécanique carthaginoise s’est enrayée. D’autant plus que dans la suite du combat, les troupes carthaginoises entament un combat fratricide, entre elles, au sein même de la mêlée. Les vieilles légions africaines refusent le recul, voire la fuite, de la ligne de front et s’attaquent directement à elle.
Le résultat de cette seconde phase est sans appel. L’armée carthaginoise est enfermée, puis, écrasée par l’armée romaine.
L’approche indirecte chère à Basil Liddel Hart et le choix du terrain
« […] ceux qui sont experts dans l’art militaire font venir l’ennemi sur le champ de bataille et ne s’y laisse pas amener par lui ».
Sun Tzu
« […] On ne saurait imaginer approche plus indirecte ! »
Basil Liddel Hart, à propos du trajet choisi par Scipion
Une des grandes qualités d’Hannibal a toujours été de soigneusement choisir son terrain et de bâtir une stratégie adaptée. Lorsque l’armée carthaginoise arrive sur le continent africain, elle débarque à Leptis, soit près de 700 km au sud-est de Carthage. L’armée romaine est, quant à elle, aux portes de la capitale. Ayant connaissance du débarquement d’Hannibal, deux choix semblent s’offrir à Scipion : redescendre vers le sud pour aller au contact de son adversaire, ou, s’installer sur place en position défensive. Pourtant, il ne choisira, ni l’un, ni l’autre. Son choix est différent, principalement guidé par le souci de pouvoir aligner une cavalerie supérieure et de choisir le terrain.
Auparavant, en aidant au rétablissement de son allié Massinissa sur le trône de Numidie, Scipion s’est assuré du concours de la cavalerie numide, qui est habituellement un atout déterminant de son adversaire. Cette cavalerie numide appelée en renfort est cependant encore loin, en chemin depuis l’ouest. C’est pourquoi Scipion fait mouvement vers le sud-ouest en longeant la vallée de Bagradas. Ce mouvement vers le sud-ouest lui permet d’atteindre le double objectif de rejoindre la cavalerie numide qui fait route, et de prendre possession de vallées fertiles, source d’approvisionnement de Carthage. Le choix de rallier les Numides avant le choc principal montre la sagesse stratégique dont fait preuve Scipion, contrairement à Flaminius sur les rives de Trasimene, quelques années plus tôt.
Suite à ce mouvement imprévu, la panique s’empare du Sénat carthaginois. Effrayé par la possibilité de voir les principales sources d’approvisionnement dévastées, il enjoint Hannibal d’aller au plus vite au contact de l’armée romaine. C’est pourquoi Hannibal change de direction, oblique vers l’ouest, et se porte à marche forcée vers l’armée romaine.
Les deux adversaires sont proches lorsque la cavalerie numide de Massinissa rejoint les Romains. Hannibal vient sur le terrain choisi par son adversaire. Scipion va même se permettre le luxe de se replier légèrement avant la bataille. Il va se repositionner afin de s’installer sur une immense plaine qui permettra à ses cavaliers de se déployer aisément.
Avant même le début des combats Scipion prend un double ascendant, psychologique et matériel, décisif. La bataille se déroulera sur le terrain qu’il a choisi. Il combattra, aussi avec sa cavalerie désormais supérieure, grâce à l’arrivée des cavaliers numides. Et la très fine approche indirecte de Scipion prépare la défaite d’Hannibal Barca.
Avantage au stratège sur le théoricien
Un schéma tactique prévisible
« C’est pourquoi, lorsque j’ai remporté une victoire,
L’Art de la Guerre – VI,26 – Sun Tzu
je n’utilise pas une seconde fois la même tactique mais,
pour répondre aux circonstances, je varie ma manière à l’infini».
L’épopée victorieuse de l’armée carthaginoise durant la deuxième guerre punique est en grande partie due aux qualités de son général. Hannibal innove et se montre très créatif sur le plan stratégique. Pourtant, il utilise toujours les mêmes ressorts d’action. Finalement les basiques des victoires d’Hannibal sont toujours les mêmes : le choix judicieux du terrain d’affrontement et l’utilisation d’illusions pour amener son ennemi à l’endroit choisi, la suprématie des troupes de cavalerie permettant la mise en place du « marteau (cavalerie) et de l’enclume (infanterie africaine) », et l’utilisation ponctuelle de la charge des éléphants de combat pour faire voler en éclat les premières lignes. Ses tactiques sont toujours très finement coordonnées afin d’enclencher un cercle vertueux conduisant à la victoire.
A Zama, Scipion va perturber le fonctionnement habituel de son ennemi et briser son cercle vertueux. Il va méthodiquement déconstruire les éléments de base de l’enchaînement carthaginois. Tout d’abord, il inverse l’équilibre de cavalerie par ses négociations avec les Numides, et retire à Hannibal son principal atout. Ensuite, il choisit le terrain, allant jusqu’à reculer légèrement son armée pour se placer dans une meilleure configuration topographique. Enfin, il utilise l’illusion, en dissimulant l’espace aménagé entre les manipules pour briser l’impact de la charge des éléphants. Toute la mécanique carthaginoise est anticipée. Perdant ses atouts majeurs avec une dynamique à l’arrêt, le général carthaginois n’est plus en position de force.
L’avantage à la vitesse
Hannibal a été pris de vitesse par le mouvement romain préliminaire au combat. Dès lors que le Sénat le presse de stopper l’armée romaine, il devient le poursuivant. Le temps lui manque. Il n’a pas pu fixer lui-même le lieu de la bataille et n’a plus l’avantage de ses cavaliers numides . Hannibal perd les deux atouts précieux qui ont fait le succès de l’ensemble de sa campagne victorieuse. En plus de ces deux basiques, la créativité, la maîtrise de la chronologie et l’innovation permanente dans la création d’apparences ne sont plus au rendez-vous. Il lui faut aller vite, déclencher le combat et stopper l’armée romaine.
Toutes les qualités qui avaient caractérisées le général carthaginois semblent s’évanouir lorsqu’il met le pied sur le continent africain. Hannibal est moins rapide. Il ne prend pas le temps de mettre en place un schéma tactique adapté à la situation. Le général carthaginois se laisse entraîner sur un terrain qu’il n’a pas choisi, avec un rapport de cavalerie inversé. Il va pourtant reproduire le schéma tactique habituel. C’est incompréhensible. Lui, qui sur le territoire ennemi est doté d’un réseau de renseignement très efficace, semble aveugle sur son propre territoire. Mal renseigné, ou plus sûrement trop sûr de lui, il ne change rien à un fonctionnement tactique figé dont les les principes premiers n’existent plus.
Scipion, en revanche, va très vite. Plus prompt que son adversaire, il choisit d’aller chercher ses alliés pour ne se présenter qu’après le ralliement des numides. Il va plus vite en déjouant le choc de la charge des éléphants. Il est plus rapide, enfin, en déplaçant ses troupes de façon inhabituelle, par une décision instinctive. Scipion a pris le contrôle du temps, du début jusqu’à la fin.
La faculté d’adaptation en temps réel
En arrivant sur le continent africain, Hannibal Barca connaît les forces, les faiblesses et la composition de l’armée adverse. Il est au fait du ralliement des cavaliers numides de Massinissa. Et le Sénat carthaginois lui impose sans délai d’aller au contact avec l’armée romaine . En progressant vers Zama, Hannibal ne possède plus l’atout déterminant d’une habituelle supériorité des troupes de cavalerie.
A ce moment, avant même d’engager le combat, Hannibal oublie les recettes qui ont fait ses innombrables victoires en Italie. Il fonce tête baissée vers son ennemi. Il lui laisse choisir le terrain, et ne tente aucun des nombreux stratagèmes dont il a le secret. Zama est une bataille sans réflexion, sans analyse au cours de laquelle il applique un schéma dont les fondamentaux ont disparus.
Au plus fort de la bataille, alors même que la charge des éléphants a échoué, Hannibal continue son déroulé habituel. Lui qui, à Cannes, avait réussi l’exploit d’exterminer une armée romaine aux effectifs deux fois supérieurs, ne change rien. Il n’anticipe même pas l’ironique nasse que met en place Scipion pour l’encercler.
La palme de l’adaptation, en pleine bataille, revient bien sûr à Scipion. Alors que le front se stabilise au centre, la bataille semble prendre une configuration traditionnelle. La rapide réaction de Scipion, qui fait déborder sur les ailes ses troupes les plus aguerries, modifie le scénario. Cette manœuvre subite est inattendue et décisive, enfermant les troupes carthaginoises dans un étau dont elles ne sortiront pas.
En conclusion
Qu’est-ce qu’un stratège ?
Assurément le stratège est celui qui met en place une stratégie, mais surtout celui qui la met en pratique. Lorsque nous analysons la Bataille de Cannes, l’unanimité se dégage pour honorer les qualités de grand stratège d’Hannibal. Pourtant, la bataille de Zama, nous montre qu’Hannibal, très grand théoricien de la stratégie, n’est pas un stratège. A Zama, il ne réussit pas à réadapter ses manœuvres lorsque la situation a été différente de ses prévisions.
Trivialement, Hannibal n’a pas de « Plan B ». Une stratégie figée n’est qu’un schéma théorique, seule l’existence de ses potentielles adaptations donne du corps à une stratégie à part entière.
Théoricien et Stratège, que doit être une stratégie ?
- Poser un schéma théorique
le stratège élabore une théorie prévisionnelle très approfondie, incluant par conséquent l’ensemble des facteurs, le possible et l’impossible, le probable et l’improbable ; - Utiliser les leçons du passé
c’est ce que fait Scipion en analysant les atouts majeurs de son adversaire. Il le fait à nouveau en stoppant, d’emblée, le « coup de massue » qu’Hannibal souhaitait abattre sur lui, grâce à ses éléphants de combat. Il le fait, encore, en déployant ses troupes vers les ailes et en emprisonnant les Carthaginois dans une nasse mortelle. On peut aisément imaginer que Scipion s’est souvenu de la stratégie déployée par Hannibal à Cannes et a tiré une grande satisfaction à la retourner, ainsi, contre son inventeur. - S’adapter en temps réel
la règle absolue qui guide la mise en œuvre d’un plan stratégique théorique est la faculté d’adaptation. Toutes les hypothèses de déroulement chaotique du plan théorique initial doivent être envisagées, étudiées et résolues.
Hannibal est un grand théoricien de la tactique militaire, capable de coordonner tous les éléments nécessaires à la bonne exécution théorique des combats. Il nous offre un nombre de batailles victorieuses impressionnant, démontrant son génie tactique. Dans l’ensemble de sa campagne, les plans établis se sont déroulés à la perfection, selon le schéma établi jusqu’à … Zama.
A Zama, le plan tactique initial n’a pas été remanié. La configuration des troupes a changé avec une domination de cavalerie qui s’est inversée. De ce simple fait, le plan tactique habituel ne pouvait pas fonctionner. Si Hannibal a montré, sans la moindre discussion possible, qu’il savait innover, en revanche il est incapable de s’adapter sur le champ de bataille lui-même. Hannibal est un théoricien de génie, pas un stratège.
Scipion quant à lui, démontre lors de la bataille de Zama, la pertinence de son analyse de la situation et sa capacité à s’adapter durant le combat lui-même. Sa stratégie théorique est aussi pertinente que celle d’Hannibal. Il met en place une stratégie en amont, afin de créer des faiblesses chez son adversaire, déclenche sa séquence tactique et l’adapte durant l’action pour l’emporter. Scipion, à Zama, montre qu’il est un stratège.
René HYS
Articles
René HYS, La bataille de Trasimène – Analyse tactique , La bataille de Cannes – Analyse tactique , La bataille de Zama – Analyse tactique