Analyses tactiques

Bataille de Cannes 216 av. JC – Analyse tactique

La faiblesse tactique de l’armée romaine

Bataille de Cannes - 216 av.JC

La méthode Fabienne

La Bataille de Cannes se déroule après les défaites du Tessin, de La Trébie et de Trasimène. Le bilan pour Rome est déjà très lourd voire calamiteux, et son prestige s’est effondré auprès de ses alliés : 30 000 citoyens sont morts, et les celtes ont rallié les armées carthaginoises.
Suite à son élection, en juillet – 217 av. JC, le consul Quintus Fabius Maximus décide de ne plus engager le combat et adopte une stratégie d’usure et de harcèlement.

Une telle stratégie ne se limite pas simplement à un refus du combat dans l’objectif de gagner du temps. Fabius poursuit, en réalité , le double objectif d’user le moral des troupes ennemies et d’influer sur sa capacité à recruter des alliés. En d’autres termes, parfaitement conscient de la supériorité d’Hannibal, Fabius cherche à casser le dynamisme de l’armée ennemi et à l’empêcher le recrutement de nouvelles troupes. Comme le décrit parfaitement Basil H. Lidell Hart « Une condition fondamentale s’imposait à cette stratégie si Fabius voulait qu’elle assurât le succès de la grande stratégie : il fallait que l’armée romaine manoeuvrât en terrain accidenté afin d’annuler la supériorité de la cavalerie carthaginoise, qui aurait pu être décisive ».

C’est ainsi que Fabius mène pendant trois ans une guerre d’usure, véritable guérilla d’une efficacité certaine, lui permettant de ternir l’image de vainqueur d’Hannibal et l’empêchant aussi toute installation permanente. Mais cette stratégie atteint sa limite avec l’impatience populaire et politique régnant à Rome, et Fabius doit céder sa place à de plus belliqueux, mais aussi, assurément, de moins bons stratèges que lui.

Une doctrine romaine inadaptée

Face à un génie militaire considéré comme le plus grand stratège de tous les temps, l’armée de Rome souffre de faiblesses qui seront savamment exploitées par le général carthaginois.

Hannibal possède, en effet, une vision globale de son plan misant en premier lieu sur la tendance romaine irrésistible à lancer avec impatience l’attaque pour obtenir une victoire décisive et c’est l’engouffrement frénétique des troupes romaines vers l’avant qui est la première raison de sa lourde défaite à Cannes. L’atout premier d’Hannibal est donc sa connaissance parfaite de la tactique romaine. S’attaquer à la stratégie de l’ennemi, plus qu’à l ‘ennemi lui-même comme le précise Sun Tzu : « Ce qui, donc, est de la plus haute importance dans la guerre, c’est de s’attaquer à la stratégie de l’ennemi ». Principe mis aussi en avant par Miyamoto Musashi : « Les yeux fixés, dans la tactique, sont pour ainsi dire des yeux fixés sur les pensées adverse ».

L’armée romaine est tributaire d’une doctrine de combat qui se révèle fatale par l’absence de mobilité de ses unités tactiques. Confrontée à un dispositif carthaginois extrêmement mobile et adaptatif, l’armée romaine souffre de la grande lenteur de déplacement et de déploiement de ses légions.

Bataille de Cannes : L’apothéose du génie d’Hannibal

La Création d’apparences

Gardons en mémoire les principes de Sun Tzu, dont la citation devenue célèbre « Tout l’art de la guerre est basé sur la duperie ». Cette règle absolue de la stratégie est complétée quelques lignes plus loin : « Appâtez l’ennemi pour le prendre au piège ; simulez le désordre et frappez-le ». Le général qualifié doit dominer les arts complémentaires de la simulation et de la dissimulation. Dissimuler son objectif est au cœur de la pensée militaire asiatique avec Sun Tzu en Chine mais aussi avec Miyamoto Musashi au Japon pour lequel : « Aussi, il faut empêcher de regarder et de voir les caractéristiques d’un endroit difficile »

En disposant son armée, lors de la bataille de Cannes, Hannibal montre la réflexion approfondie qu’il a eu sur une stratégie très élaborée et fait preuve d’une très grande anticipation. L’ensemble de la bataille était déjà écrite dans sa globalité dans l’esprit du général carthaginois qui n’a plus eu, ensuite, qu’à la mettre en action. La disposition préparatoire du front en arc convexe était certes l’appât destiné aux troupes romaines, mais plus encore, la longueur de cette ligne de front rendait difficile tout contournement. La possibilité d’un contournement par l’armée romaine n’étant que théorique puisque non prévu par sa doctrine classique de combat linéaire.

Au cours de la bataille de Cannes, les romains ne réalisent pas ce qui se joue tant sur leurs ailes que sur la ligne de front. Le recul trop rapide de la ligne de front carthaginoise aurait du alerter les généraux romains « Lorsque la moitié de ses effectifs avance et que l’autre recule, il tente de vous attirer dans un piège ». L’armée romaine n’avait d’autre choix que de venir au contact à l’endroit même ou Hannibal l’avait décidé. Le choix du point de contact est une composante essentielle des tactiques élaborées par Hannibal.

Nous sommes bien ici, dès le premier choc des armées, dans la création d’apparence si chère à Sun Tzu dont le conseil est clair : « Ne vous jetez pas goulûment sur les appâts qui vous sont offerts ». La ligne de front en pointe de diamant, véritable appât destiné aux troupes romaines, a ordre de reculer doucement sous les assauts adverses, ce qu’elle fait parfaitement bien, permettant ainsi aux carthaginois de mettre en place la nasse fatale.

Le parfait emploi des forces

Si la stratégie globale d’Hannibal lors de cette bataille est un chef-d’œuvre, les mouvements internes n’en sont pas moins, eux aussi, de petites merveilles de tactique militaire. En effet, la disposition des troupes et la parfaite utilisation des spécificités de chacune d’entre elles, montrent la puissance du génie à la manœuvre.

C’est un basique de la doctrine militaire qu’exprime Lidell Hart quand il écrit : « Le succès de la stratégie dépend d’abord et principalement d’une saine appréciation et d’une adéquation de la fin et des moyens » et même Carl von Clausewitz indique que : « La meilleure preuve de génie d’un général est de savoir organiser sa guerre en conformité avec ses moyens et ses buts ».
Les principes stratégiques et tactiques exposés par Sun Tzu dans l’Art de la Guerre sont basés notamment sur la manœuvre souple et coordonnée d’éléments de combat distincts et sur la concentration rapide vers les points le plus faibles.

Hannibal est dans un rapport de force en sa défaveur d’environ 2 contre 1. Mais, il dispose de forces d’une efficacité redoutable dont l’utilisation, tant dans le temps que dans l’espace, va faire basculer ce rapport de forces.
Sur l’aile gauche, face aux 2400 cavaliers romains, se présentent 6500 cavaliers lourds gaulois et ibères. Nous retrouvons chez Hannibal le « coup de massue » qui avait fait la victoire d’Epaminondas lors de la bataille de Leuctres opposant Thèbes à Sparte.

La prise de contrôle des ailes

C’est ce coup de massue de la cavalerie lourde carthaginoise, par sa victoire rapide, qui permet la prise de possession des arrières romains. Ne s’arrêtant pas à sa victoire sur l’aile gauche, la cavalerie lourde traverse le champ de bataille pour venir prendre à revers la cavalerie auxiliaire romaine déjà aux prises avec les cavaliers numides. Le choix de cette cavalerie lourde permet d’obtenir l’effet escompté par le général carthaginois et de totalement déstabiliser le dispositif des légions romaines.

Sur l’aile droite face aux 4800 cavaliers auxiliaires romains se présentent 3500 cavaliers numides. La cavalerie numide n’a pour seule mission que de maintenir la cavalerie romaine auxiliaire et d’empêcher son débordement. Le choix des cavaliers numides est, sur ce point, particulièrement adapté. Les cavaliers numides sont des cavaliers instinctifs, montant sans selle, ni bride. Leur spécialité est le cercle cantabrique consistant à harceler l’ennemi de leurs traits tout en formant un cercle autour de lui. Tite-Live précise d’ailleurs qu’ils partaient au combat avec deux chevaux, sautaient de l’un à l’autre lorsque le premier était fatigué, et ce, même en pleine bataille.

Guerriers de harcèlement, les cavaliers numides sont extrêmement aguerris et leur technique de combat leur permet de contenir le flux adverse en le maîtrisant totalement afin de laisser le temps à la cavalerie lourde se venir se porter en appui sur les arrières adverses.

Le stratagème de la ligne de front

La ligne de front disposée par Hannibal lors de la bataille de Cannes est beaucoup plus longue que la ligne de front romaine. C’est la taille de cette ligne de front, alliée à sa convexité, qui ne donne aucun choix aux troupes romaines en terme de localisation du choc frontal. Ce choc frontal aura lieu à l’endroit choisi par le général carthaginois. La composition de la ligne de front, par ailleurs, est en parfaite adéquation avec le but poursuivi. L’infanterie lourde constituée des troupes africaines est, contre toute logique, placée sur les deux extrémités et non au centre. L’enfermement des légions romaines s’accompagne donc de l’arrivée brutale et mécanique des légions africaines encore fraîches dont l’efficacité et la bravoure force le respect des romains et que Tite-Live qualifiera de « Fine fleur de l’armée carthaginoise ».

Lors de l’enfermement des troupes romaines par recul du centre du front, l’écrasement de la cavalerie et la remontée des ailes carthaginoises ; l’infanterie lourde et les troupes romaines se retrouvent bloquées sur leur avant par les lignes de front, harcelées sur leurs arrières par la cavalerie lourde gauloise et ibère et subissent un choc latéral violent assené par des troupes d’infanterie lourde africaine. Les troupes romaines expérimentées qui n’ont pu, au départ de l’engagement, venir prendre position à la tête du front sont désormais assaillies de toutes part, enfermées par l’étau carthaginois.

La maitrise du temps

Tous les auteurs militaires s’accordent sur l’évidente nécessité de maîtriser le temps. C’est le cas de Sun Tzu à de nombreuses reprises : « Ce qui est de première importance dans la guerre c’est d’être prompt comme la foudre », « La promptitude est l’essence même de la guerre », « Tu Yu : Une attaque peut manquer d’ingéniosité, mais il faut absolument qu’elle soit menée avec la vitesse de l’éclair ».

Pour Miyamoto Musashi : « Dans les arts militaires, tels que le tir à l’arc, tir au fusil, jusqu’à l’équitation, tout obéit au rythme et à la cadence. Dans tous les arts et techniques on ne peut aller contre le rythme » qui est, quant à lui, plus orienté sur une vision globale du temps comme expression d’un rythme naturel.

Clausewitz, lui-même, précise que dans les principes fondamentaux devant être respectés pour l’établissement du plan de guerre : « Il convient d’agir aussi vite que possible, sans délai ni détour ». Le facteur temps est donc un élément primordial durant l’ensemble de la bataille de Cannes au niveau des trois points de friction.

Les points de friction

Sur ces trois points, la composante temporelle est traitée de façon différente et favorise la coordination du schéma global, rejoignant véritablement la vision rythmique de Miyamoto Musashi.

Dans la bataille de Cannes, le premier point de friction est le centre de la ligne de front caractérisé par un temps contrôlé de l’avancée romaine. Son rôle n’est pas d’emporter la bataille, et sa résistance doit être mesurée. Son rôle est de faire entrer les lignes romaines dans le dispositif. Ce premier point de friction est un point de recul volontaire. Dans ce refus opéré par la ligne de front, notons la parfaite connaissance de la stratégie romaine par Hannibal. En effet, le succès de la manœuvre sur ce point de friction dépend de sa capacité à résister même si son recul limite ses efforts.

En reculant , les troupes carthaginoises de la ligne de front attirent la première ligne romaine constituée de vélites et évite la remontée des troupes lourdes de deuxième ligne voire celle des troupes romaines expérimentées. La ligne avançant à l’avantage de l’armée romaine, ce mouvement rotatif des troupes romaines est perturbé.

Le deuxième point de friction est l’aile droite de la ligne de front caractérisé par un arrêt du temps. Ce point est particulièrement sensible dans le dispositif d’Hannibal. En effet, le combat est proportionné avec un léger désavantage pour la cavalerie numide. La bataille se joue certainement sur cette position et le facteur temps prend toute sa dimension. L’aile droite doit tenir afin de laisser le temps à la cavalerie lourde gauloise et ibère d’emporter l’aile gauche, de traverser le champs de bataille et de venir se porter en renfort sur les arrières de la cavalerie auxiliaire romaine. Il s’agit donc d’un point de fixation. Le choix d’Hannibal de disposer sur cette aile des cavaliers numides est particulièrement judicieux en raison de leur technique de combat de harcèlement et de leur habileté au cercle cantabrique.

Le troisième et dernier point de friction, point clé du dispositif, est l’aile gauche qui doit subir le coup de massue de la cavalerie lourde gauloise et se caractérise quant à lui par la vitesse. Au contraire des deux autres, celui-ci se doit de céder très rapidement en faveur des puniques. C’est dans ce but qu’Hannibal dispose une cavalerie en très fort surnombre. Le choc doit être décisif pour Carthage, et il doit l’être extrêmement rapidement, afin de permettre à la cavalerie lourde de prendre position sur les arrières romains et de venir renforcer les cavaliers numides.

Le contrôle des centres de gravité

Contrairement à Clausewitz qui développe une lourde argumentation sur les différents centres de gravité d’un conflit, et même si cette vision est principalement orientée vers une guerre de grande ampleur, nous ne pouvons que constater qu’un conflit non-mondialisé ne peut s’articuler qu’autour d’un seul centre de gravité. La vision de Clausewitz est ici une vision exclusivement tactique de guerre industrielle « Ramener le poids ,de la force ennemie à des centres de gravité aussi peu nombreux que possible ». Clausewitz confond « centre de gravité » et « point de friction ». Adapter sa tactique à la situation de l’adversaire est un élément majeur de la pensée de Sun Tzu, qui reprend constamment l’image de l’eau s’adaptant à son support.

Cette idée se retrouve aussi chez Miyamoto Musashi qui reprendra, à titre d’illustration, la même image : « L’eau est une très bonne image pour faire comprendre notre principe. Il faut rendre notre esprit semblable à l’eau. L’eau prend la forme des récipients qui la contiennent, qu’ils soient carrés ou ronds. L’eau peut se réduire à une goutte ou atteindre la taille d’un océan ».

Face à la carte du champ de bataille et la disposition des troupes des deux camps, il pourrait apparaître simple de fixer un centre de gravité unique et stable durant toute la bataille, et de placer celui-ci au centre de l’engagement . En réalité le centre de gravité se déplace durant toute la durée du combat et l’initiative est toujours à mettre au crédit des troupes puniques.

Lors de la mise en place, la position du centre de gravité n’est ouvertement pas au centre de la ligne de front. La présence sur l’aile gauche d’une cavalerie lourde puissante de plus de 6500 cavaliers face à une cavalerie romaine qui n’en aligne que 2400, donnant un rapport de force de 2 à 3 contre 1 marque un profond déséquilibre global. La ligne de front, elle-même, se refusant ne peut constituer un centre de gravité mais tout au plus un point de friction. Le centre de gravité est donc au début de la bataille de Cannes situé sur l’aile gauche et Hannibal en a le contrôle. Dès l’engagement, les puniques sont les maîtres du jeu, et prennent l’initiative comme l’aurait conseillé Miyamoto Musashi : « […] prendre l’initiative est la première chose à faire dans la tactique ».

Une fois l’aile gauche emportée rapidement par les carthaginois, l’effort est immédiatement déplacé vers l’aile droite. Il est facile d’imaginer la puissance qui se déchaîne alors sur la cavalerie auxiliaire romaines lorsque la cavalerie lourde carthaginoise traverse le champ de bataille pour venir en appui des cavaliers numides. Cette puissance de cavalerie fait basculer le centre de gravité vers l’aile droite en un temps record. Et pendant ce temps là, le front se refuse aux romains et gagne du temps.

Enfin, une fois les ailes anéanties, la souricière termine de se refermer sur les romains. Le centre de gravité trouve enfin sa place au milieu des troupes romaines harcelées de toutes parts et prêtes à se faire massacrer. L’ensemble de la manœuvre correspond parfaitement à la vision du rythme développé par le célèbre sabreur japonais, dans une sorte de cercle vertueux de la tactique guerrière condensé par Lidell Hart sous la formule : « Le mouvement engendre la surprise, et la surprise donne de l’impulsion au mouvement ». 

La stratégie d’Hannibal à Cannes aurait-elle pu échouer ?

Certains auteurs militaires opposent à la stratégie d’encerclement voulue et menée par Hannibal le pari risqué lié à la résistance de la ligne de front. Ils considèrent la manœuvre d’autant plus risquée que toute rupture dans la continuité de la ligne de front carthaginoise aurait conduit au basculement de l’équilibre des forces, déséquilibrant l’armée punique et la désorganisant au point de conduire à une lourde défaite d’Hannibal. Si cet argument peut présenter une certaine logique, il ne résiste pas à l’analyse de la bataille elle-même.

En premier lieu, la ligne de front, quoique très étendue, n’est aucunement statique car elle se refuse doucement devant l’avancée des troupes romaines. C’est ce refus qui lui permet, d’une part, une résistance plus longue et, d’autre part, évite aux troupes romaines les plus aguerries de venir prendre position en tête du dispositif.

Nous considérons l’apport de Clausewitz à l’art de la guerre très grandement surévalué, tant ses écrits ne sont que l’expression d’une tactique militaire propre à la guerre industrielle, à ce titre très « daté » et par conséquent sortant du champ d’une conceptualisation plus universelle. Notre propos est illustré par Clausewitz lui-même : « Quand la disproportion est telle qu’aucune limitation de l’objectif ne peut conjurer la catastrophe, ou que la durée de la campagne est trop longue, la tension des forces doit se concentrer en un seul coup désespéré, prévu en comptant sur l’audace et la supériorité morale » (Livre V, chap.3) . Car il est clair que la bataille de Cannes démontre qu’en pareille situation, la stratégie complexe mise au point par Hannibal n’avait rien d’un coup désespéré …

René HYS

René HYS, La Bataille de Cannes – 216 av. JC

Bibliographie
Basil H. Lidell Hart, Stratégie
Sun Tzu, L’Art de la guerre
Miyamoto Musashi, Gorin No Sho
Carl von Clausewitz, De la guerre