Analyses tactiques

Bataille de Leuctres 371 av. JC – Analyse tactique

Bataille de Leuctrs - 371 av. JC - René HYS

A Leuctres, en 371 av .JC, réalisant une rupture avec la tactique séculaire, le général thébain Epaminondas pose les bases qui permettront à tous les stratèges postérieurs d’élaborer ce qui deviendra l’Art de la guerre. Après avoir rappelée la situation globale et décrit le modèle stratégique ancien, nous verrons en quoi la bataille de Leuctres représente une véritable révolution en terme de stratégie.

Après une période de conflits permanents entre les différentes cités grecques et 27 années de guerre, la prééminence d’Athènes disparaît au profit de Sparte qui, suite à une montée en puissance discontinue, assure son hégémonie à partir de 404 av.JC. Thèbes, grâce au général Epaminondas, marque la fin de cette emprise spartiate.
Dans son analyse de la période, Sir Basil Liddell Hart s’interroge sur les facteurs déterminants ayant eu une influence décisive sur la chute de Sparte. Il retient principalement la bataille de Leuctres et l’innovation apportée la science de la guerre, portée par un homme hors du commun.
Epaminondas est l’origine et l’acteur principal d’un bouleversement majeur dans l’art de la guerre en posant de nouvelles fondations à la tactique, à la stratégie et initiant ce que Sir Basil Liddell Hart appelle l’approche indirecte.

Un modèle stratégique ancien

Le monde antique, et particulièrement le monde grec, ne fait ni de stratégie, ni de tactique non plus d’ailleurs. Il est donc nécessaire d ‘exposer les bases de ce combat grec archaïque et étonnamment contradictoire avec la richesse culturelle grecque de l’époque. Le combat grec ancien est connu sous le nom de « combat hoplitique » tirant son nom du fantassin de l époque qu’est le hoplite.

L’absurde combat hoplitique

Le combat hoplitique présente l’étonnante particularité d’être rudimentaire. Dans une société grecque sophistiquée, imprégnée de réflexions philosophiques, littéraires, et politiques qui a déjà donnée naissance à Sophocle, Aristophane, Eschyle ou Platon, l’art du combat a été totalement oublié au profit d’un choc militaire brutal, massif et immédiat.
Le hoplite, qui tire son nom de son large et massif bouclier rond et convexe (le hoplon) avec lequel il fait corps, est lourdement équipé pour un poids total d’un minimum de 15 kilos , pouvant monter à plus de 30 kilos. Il se déplace à pied selon trois rythmes : la marche de translation sans équipement, la marche de combat et la course d’assaut.

Une fois mis en place sur le champ de bataille sur un front rectiligne, les soldats sont lancés au pas de course sur un terrain dégagé, en rang serrés à la charge sur environ 200 mètres afin d’assener un choc brutal et exercer une poussée puissante pour refouler l’adversaire.
A l’issue de ce premier contact, les hoplites sont épuisés, les premiers rangs sont fracassés, et les soldats terminent de s’affronter dans un chaos indescriptible.

De l’avis des spécialistes, de tels combats étaient en réalité décisifs dès le premier contact et ne pouvaient durer que quelques minutes en raison de l’épuisement des combattants. Les cavaliers, archers et soldats légers, quoique plus mobiles et permettant des variations tactiques ne sont pas considérés comme des combattants « honorables » et sont quasiment exclus des combats.

Pour comprendre cette description succincte dans toute son absurdité tactique, il est intéressant d’approfondir la disposition des forces en présence sur le champ de bataille. L’alignement est dans chaque camp le même. L’unité combattante est l’enomotia constituée de 3 files de 8 hommes (D’après Xénophon, 3 files de 12 hommes dans le cas de Sparte). L’accumulation des enomotia se fait de façon linéaire pour former un long front de contact.

Les forces d’élite, les chefs subalternes et supérieurs sont toujours placés sur l’avant droit de chaque unité. Dans une phalange théorique constituée allant de 3500 à 13000 hommes, l’aile droite est constituée des meilleures unités, des forces d’élite et du général en chef.

Bataille de Leuctres, les prémisses de la « méthode fabienne »

La méthode dite Fabienne ne trouvera son nom que plus de 150 ans plus tard en 217 av. JC. Face à Hannibal, le général romain Fabius Maximus invente la guerre d’usure en gardant ses légions dans les collines et évite sciemment un affrontement direct. De sa position il se contente de raids ponctuels rapides très usant pour le moral de l’ennemi.
Ce qui s’appellera plus tard la « méthode Fabienne » est une simple stratégie de refus du contact direct dans un objectif d’épuisement, mais Liddell Hart y voit déjà une « Grande Stratégie » d’approche indirecte.
La méthode Fabienne aussi appelée « stratégie d’évitement » permet, lorsqu’elle est correctement exécutée d’obtenir trois conséquences directes :

1. L’économie des forces du côté du camp choisissant cette méthode, généralement le plus faible des deux camps;
2. L’épuisement de l’ennemi ou la disparition de sa vigilance en raison d’une tension permanente;
3. La gestion du temps : Négative pour l’assaillant qui voit s’épuiser ses ressources psychologiques (motivation) ou matérielles (logistique) et positive pour le défenseur, qui met ce temps à profit pour bâtir une riposte, motiver ses troupes et (re)constituer des réserves.

  • Renforcer ses troupes
    Epaminondas n’a fait qu’utiliser au maximum ce temps pour se renforcer et pour mettre sur pied une armée d’élite qui deviendra célèbre sous le nom de « Bataillon Sacré » et dont il se servira comme fer de lance dans les différentes batailles. Ce « Bataillon Sacré » de Pélopidas est un corps d’élite constitué de 150 couples d’amants-guerriers, d’une extraordinaire cohésion.
    Parallèlement, la Confédération athénienne, dont fait partie Thèbes, temporairement soulagée de la pression de Sparte, met ce répit à profit pour reconstituer sa flotte.
  • Epuiser l’ennemi
    Du fait de la stratégie d’évitement d’Epaminondas, l’armée spartiate parcoure vainement la Béotie pendant plusieurs années sans rencontrer les forces ennemies. Cette course désespérée vers un combat qui lui échappe altère sensiblement la motivation des troupes. Celles-ci commencent à douter de leurs maîtres et le sentiment de désaffection grandit.
    L’épuisement est à la fois physico-logistique et psychologique. Si le premier est intéressant, le vrai épuisement à rechercher par le stratège est le second. En effet, c’est l’épuisement psychologique qui va creuser des brèches qui deviendront vite des abîmes dans l’organisation des troupes ennemies. Les troupes doutent, les chefs ne sont plus motivés, les ordres sont mal ou pas transmis, puis mal ou pas appliqués. Et lors de la confrontation, l’énergie développée au combat est réduite à son minimum.
    Dans ce cas typique, l’effondrement d’une force peut être comparé à un ballon de baudruche qui se dégonfle rapidement et sans contrôle.
  • Prendre le contrôle du temps
    La gestion du temps en période de conflit est un élément primordial du combat. Une méthode Fabienne, utilisée au moment le plus favorable, offre à celui qui l’applique la reprise de contrôle sur le temps. Grâce à ce recul stratégique face au fort, le faible décide du moment du combat.
    En utilisant ce gain de temps dans le cadre d’une ligne stratégique claire, Thèbes réussit à inverser une partie du rapport de forces. Lorsque l’affrontement direct reprendra, les armées de Thèbes et celles de la Confédération athénienne auront été mentalement renforcées, et la motivation de l’armée de sparte sera fortement affaiblie.

La rupture stratégique

Bataille de Leuctrs - 371 av. JC - René HYS
Batailles de Leuctres – 371 av. JC – René HYS
  • La rupture de rythme
    La stratégie d’évitement déployée pendant de longues années a été l’acte préparatoire de la victoire à venir lors de la bataille de Leuctres. C’est elle qui a installée une vision déformée de Sparte sur son ennemi. Comment imaginer que Thèbes qui fuit le combat depuis aussi longtemps, soit en mesure de bouleverser le combat traditionnel avec une hardiesse inimaginable ? Le « travail » de l’évitement a conforté Sparte dans son complexe de supériorité, et ébranlé la motivation de ses soldats. La rupture de rythme est en soi constitutive d’un effet de surprise. « Dans le domaine des Arts militaire, […] tout obéit au rythme et à la cadence. Dans les arts et techniques on ne peut aller contre le rythme» Saisir le rythme du combat est indispensable pour faire corps avec lui, pour savoir quand il est nécessaire de ralentir ou d’accélérer. Il est toujours difficile pour les militaires d’adopter une telle stratégie, comme il est difficile à leurs donneurs d’ordre (autorités politiques) de la comprendre. Les protagonistes d’un combat ont envie d’en découdre et un évitement perçu comme un recul, une faiblesse. En psychologie, l’état d’esprit des belligérants est soumis naturellement à ce que l’on nomme communément « l’effet de gel », soit une sur-amplification de l’importance des décisions antérieures et une incapacité à revenir en arrière « Si je l’ai décidé, c’est que j’avais de bonnes raisons, donc je continue quoiqu’il arrive ».
  • Le déplacement du centre de gravité
    « Le stratège habile impose sa volonté à l’ennemi. Il ne permet pas à l’ennemi de lui imposer la sienne » Sun Tzu. Lors de la bataille de Leuctres, Epaminondas inverse le schéma conventionnel de disposition des troupes. Il « refuse » son aile droite, et place une écrasante supériorité de forces face à l’aile droite spartiate. Ce faisant, il adopte une rupture imprévisible dans le schéma traditionnel de combat qui conduit à un déplacement brutal du centre de gravité. La masse disposée face à l’aile droite spartiate est impressionnante (environ 50 rangs au lieu des 12 habituels, renforcée par le Bataillon Sacré). Le pari est risqué car l’armée de Sparte est constituée de soldats professionnels, sur-entraînés, sur-motivés, et maîtrisant parfaitement les règles d’engagement classiques. Sans innovation, l’issue funeste d’un tel affrontement est certaine. Pourtant, la droite spartiate s’effondre sous la puissance thébaine, ses officiers et son général sont tués, l’armée spartiate défaite est immédiatement mise en fuite.
  • L’attaque « du fort au fort »
    Epaminondas est conscient du déséquilibre des forces en présence. Par la rupture du schéma conventionnel et le déplacement du centre de gravité, il viole le principe de tactique (!) élémentaire du combat hoplitique et choisit d’emblée de frapper « du fort au fort ». La structure du positionnement dans le combat hoplitique oriente le combat vers un affrontement « du fort au faible » donnant d’ailleurs au champ de bataille un mouvement de rotation naturelle. La rupture décidée par le général Thébain durant la bataille de Leuctres est encore amplifiée par le choix de l’attaque de « l’ultra-fort au fort », seul moyen de pouvoir l’emporter. Les auteurs classiques de la stratégie, de Sun Tzu à Lidell Hart en passant par Machiavel ou Clausewitz, insistent constamment sur le risque d’une telle entreprise et enjoignent toujours d’écarter cette possibilité. Mais ces auteurs oublient trop vite que la principale qualité du stratège sur le terrain est sa capacité d’adaptation. Epaminondas n’avait en réalité pas d’autre choix face à une défaite assurée. Les manœuvres préparatoires d’évitement étaient nécessaires mais non suffisantes. C’est uniquement son talent de stratège qui lui permet de poser objectivement la problématique et d’apporter une innovation dans l’art de la guerre.

Bataille de Leuctres, l‘aspect psychologique

Sparte est la puissance dominante. Elle est non seulement la puissance qui s’est imposée sur un très large territoire, mais surtout une cité qui fonde son succès sur le combat. Toute confrontation directe avec elle semble inévitablement être vouée à l’échec mais, sous le poids de la tradition, l’armée spartiate est un colosse aux pieds d’argile.

L’état d’esprit des chefs militaire de Sparte est à analyser sur une longue période. Cité la plus puissante de Grèce, Sparte est totalement tournée vers l’entraînement et le succès militaire. La vocation militaire et combattante de la Cité grecque fait partie des gênes des Spartiates depuis leur plus jeune âge. La mort et la souffrance ont jalonné leur vie dans un dévouement citoyen qui représente le plus grand atout. Et pourtant ce fabuleux atout de la cité guerrière va au fil du temps se retourner contre elle.

L’absence de combat en raison de la stratégie dite de la « méthode fabienne » du Général Thébain Epaminondas, détourne la raison d’être des spartiates et les atteints au fondement même de leur existence. A défaut de combat, le soldat sur-entrainé reste inactif et se démobilise en perdant toute motivation. Les chefs spartiates sont tellement assurés de leur toute puissance et de leur parfaite connaissance de la chose militaire qu’ils n’envisagent même pas la possibilité d’une défaite. La méthode a toujours fonctionné, donc elle fonctionnera encore. Pourquoi envisager de modifier un schéma tactique ancestral et gagnant ?
« L’habitude tue » est une sentence chère aux démineurs, qui s’applique à de nombreuses situations et c’est l’habitude donc l’absence de doute qui va perdre Sparte.

Certains expert en la chose militaire avancent et argumente sur la moindre qualité des Spartiates engagés sur le champ de bataille de Leuctres en raison d’un recrutement trop large. C’est oublier bien vite qu’avec Sparte nous ne sommes pas fasse à une simple cité grecque dotée d’une armée d’élite. Sparte n’est pas une cité grecque habituelle, elle est une « Cité Guerrière » dont chaque habitant même non encore combattant mène une vie rythmée et organisée autour de la chose militaire et du combat. C’est faire bien peu d’honneur à cette merveilleuse machine de guerre, que d’avancer qu’un recrutement large était en mesure d’amoindrir les qualités de l’ensemble de la troupe.

Thèbes est dans une situation psychologique extrêmement différente. C’est le combat du faible face à une situation désespérée. Dans une telle situation de déséquilibre patent, seule la froideur de l’analyse permet d’échafauder un plan qui, même s’il il peut être considéré comme dément par ses pairs, s’affranchit de la tradition et de n’a pour seul objectif que la victoire.
Bien des siècles plus tard la phrase de Miyamoto Musashi dans son Traité des cinq roues prendra tout son sens : « Dans notre école, il faut vaincre, que l’on ait une arme longue ou une arme courte. La longueur d’un sabre ne nous importe donc pas. Volonté de vaincre par n’importe quel arme : c’est la Voie de notre école ». Seule compte la victoire, et pour y parvenir il est parfois nécessaire de remettre en cause les schémas traditionnels

La vision de ce général Thébain, d’une intelligence tactique surprenante, est « mécanique et algorithmique », c’est-à-dire une combinaison d’actions mécaniques sur la base d’un schéma d’hypothèses algorithmiques. La brillante analyse d’Epaminondas lors de la bataille de Leuctres dépasse les traditions séculaires, les habitudes et la crainte inspirée par un ennemi redoutable.
En s’extrayant de tout ce contexte, en libérant son esprit, le général Thébain se place en position d’effectuer une analyse objective de la situation. Dans cette analyse, rien n’est écarté d’emblée, chaque point est envisagé et la décision est prise en parfaite objectivité … du moment.

René HYS

Bibliographie
LIDELL HART Basil Henry, Stratégie,
MUSASHI Miyamoto, Gorin no sho,
SUN TZU, L’art de la guerre,
WATZLAWICK Paul, Changements,

Articles
René HYS, Toute stratégie est mécanique et algorithmique