La bataille de Cannes, qui précède la bataille de Zama de 14 ans, est une bataille mythique de la stratégie militaire. Hannibal Barca y démontre une maîtrise de la stratégie qui confine au sublime. Pourtant, l’étude de la bataille de Cannes ne peut être complète sans celle – complémentaire – de la bataille de Zama qui voit, cette fois, l’échec d’Hannibal.
A la bataille de Zama, les forces en présence sont en apparence globalement équilibrées, mais la fulgurance tactique du général Carthaginois semble s’être évanouie. « La réponse du berger à la bergère » !
A Cannes, Hannibal avait magistralement innové en introduisant le principe de la nasse, dans laquelle Scipion – déjà présent en sa qualité de tribun militaire de la seconde Légion – a bien failli périr. En analysant la bataille de Zama, les rôles sont inversés et Scipion, qui prendra ensuite le surnom d’«Africain», inflige au légendaire stratège Hannibal Barca une cruelle défaite. Une défaite cuisante, d’autant plus amère, qu’Hannibal subit la tactique de la nasse qui a, quatorze ans plus tôt, grandement contribué à sa légende.
Des plans soigneusement préparés
Hannibal rentre d’Italie en toute hâte, afin de défendre Carthage assailli par les armées romaines. Ses troupes, de retour d’Italie, sont hétéroclites et constituées à la hâte. Sur les environ 50.000 hommes qui s’alignent sur le front lors de la bataille de Zama, seuls 12.000 sont des vétérans de la longue percée carthaginoise en Espagne, puis en Italie. Le reste de l’armée s’est constituée en chemin, souvent grâce à des enrôlements de force.
Du côté carthaginois le dispositif mis en place est relativement classique. Au centre, sont traditionnellement alignés les blocs d’infanterie, avec, en première ligne, les troupes les plus jeunes et les moins aguerries issues, essentiellement, de recrutements forcés. La seconde ligne, quant à elle, aligne les troupes les plus expérimentées, constituée des vétérans de la grande armée carthaginoise. Le dispositif est complété par un bloc de cavaliers sur chacune des ailes du front. Cette cavalerie relativement restreinte, est constituée, dans son ensemble, de 4.000 cavaliers. Il semble cohérent de supposer qu’un nombre équilibré de cavalier est disposé sur chacune des ailes.
Viennent, enfin, les éléphants de combat. Ceux-ci sont un véritable atout pour Hannibal. Si leur nombre sur le champ de bataille de Zama est incertain, il est clair que les charges de pachydermes ont permis, dans chacune des batailles, de créer une véritable panique au sein des dispositifs ennemis et de percer de façon brutale les premières lignes adverses.
Prééminence de la cavalerie
« Connaissez l’ennemi et connaissez-vous vous même ;
en cent batailles vous ne courrez aucun danger ».
Sun Tzu
La cavalerie joue un rôle prépondérant dans les combats antiques. C’est principalement elle, qui a permis à Hannibal de voler de victoire en victoire, lors de cette seconde guerre punique. Au début de la bataille, lorsque les blocs de cavalerie s’affrontent, la cavalerie qui l’emporte sur une des ailes, se déporte rapidement vers l’aile opposée. Une fois la victoire emportée, commence alors un combat de harcèlement sur les arrières et les flancs des blocs de fantassins adverses. Sans plus aucune marge de manoeuvre, l’infanterie est assaillie de toutes part, et , en toute logique, irrémédiablement condamnée.
A Zama, Scipion reçoit, donc, l’appui, sur son aile droite de cavaliers numides sous les ordres du Prince Massinissa au nombre de 6000. Face à eux, la cavalerie numide d’Hannibal, qui, dans l’hypothèse la plus probable, aligne environ 2000 cavaliers. L’affrontement s’engageant à presque trois contre un, le combat est totalement disproportionné.
Sur l’aile gauche romaine, les 3000 cavaliers de Laelius font face à 2000 cavaliers carthaginois. A trois contre deux, l’avantage est d’autant plus du côté romain, que la cavalerie romaine, au gré des campagnes successives, a acquis une supériorité certaine. Sur cette zone de friction, au mieux le combat sera fixé, au pire la cavalerie d’Hannibal sera massacrée.
N’oublions pas, cependant, que le premier coup de génie de Scipion est d’avoir brisé, à peine débuté, le cercle vertueux de la stratégie habituelle d’Hannibal. Pour briser ce cercle vertueux, il lui aura suffit d’éviter le coup de massue asséné par la charge des éléphants de combat. Scipion connaît parfaitement l’impact du choc brutal donné par cette charge sur la première ligne de front . Il sait aussi que son succès est l’événement déclencheur d’un enchaînement inéluctable. Scipion a déjà vu se mettre en marche la mécanique d’Hannibal, constituée d’une cascade d’actions générant un cercle vertueux, comme ce fut le cas à Cannes. Plus les actions s’enchaînent, et moins il devient possible de les contrer ou de les arrêter. La parfaite connaissance par Scipion de la mécanique tactique de son ennemi lui permet de prendre dans chaque phase de la bataille, un ascendant matériel et psychologique sur son adversaire.
Création d’apparences
« Le fin du fin, lorsqu’on dispose ses troupes, c’est de ne pas présenter une forme susceptible d’être définie clairement. Dans ce cas, vous échapperez aux indiscrétions des espions les plus perspicaces et les esprits les plus sagaces ne pourront établir de plan contre vous ».
Sun Tzu
Scipion dispose ses manipules de façon différente des usages de l’armée romaine. Il aménage entre celles-ci des intervalles dont l’objectif sera de s’ouvrir à l’arrivée des éléphants. En plaçant dans ces intervalles les « velites » (fantassins légers, sans armure, équipés d’armes de jet), il est dans la logique traditionnelle de Sun Tzu, et dans la création d’apparences. Scipion dissimule ses plans. Les intervalles aménagés sont masqués par la présence de ces troupes extrêmement légères. C’est une véritable trouvaille, une innovation à la fois infime et majeure. Scipion, avant le début des combats, met en place un dispositif extrêmement simple, en mesure de briser le coup de massue souhaité par Hannibal.
Le plan de Scipion est limpide. Pour ne pas laisser se lancer le cercle vertueux de la stratégie usuelle d’Hannibal, il est nécessaire d’en stopper immédiatement l’élément déclencheur. Scipion est par ailleurs chanceux sur cette phase de combat, les éléphants se retournant contre leurs propres troupes et désorganisant une cavalerie carthaginoise déjà en mauvaise posture.
Parallèlement, le combat sur les ailes, sur la base du simple calcul des forces en présence, tourne logiquement à l’avantage des romains. La cavalerie romaine décime la cavalerie carthaginoise et peut ensuite porter ses assauts sur les flancs et les arrières des légions africaines.
Bataille de Zama, Scipion au sommet de son Art
Briser le cercle vertueux de l’adversaire
Dans la disposition de ses troupes, Scipion est en mesure de rompre dès le début de l’engagement le cercle vertueux initié par la charge des éléphants carthaginois. Le choc généré par les éléphants de combat est, en effet, loin d’être anecdotique car le front adverse est littéralement explosé, les troupes désorganisées et l’impact psychologique est terrible.
L’échec de cette charge a un effet direct sur les troupes romaines au niveau tactique, en leur permettant de conserver la disposition originelle. Il ne faut pas oublier, non plus, l’effet psychologique sur l’armée carthaginoise, qui s’attend à une désorganisation adverse, et qui va devoir subir la débandade de ses propres pachydermes.
Un combat finalement très déséquilibré
En théorie, aucune des deux armées semblent de force équivalente. L’armée romaine aligne 35000 hommes et 9000 cavaliers, l’armée carthaginoise, quant a elle, dispose de 50.000 hommes et 4000 cavaliers. Si l’on considère le nombre de fantassins, Carthage met en place presque 50% de troupes a pied de plus que son ennemi. En revanche, le nombre de cavaliers de l’armée romaine, est supérieur de 50% à celui de l’armée carthaginoise, et nous savons l’importance de la cavalerie dans le combat antique. Les deux armées sont donc constituées de façon très différente, sans qu’il soit possible, d’un premier abord, de déceler un avantage décisif flagrant.
Cependant, en s’intéressant de plus près à la qualité des troupes en présence, le constat est très différent. Les troupes romaines sont des troupes expérimentées après une longue campagne victorieuse de reconquête des territoires romains. Ce sont des troupes homogènes, et victorieuses. La supériorité de la cavalerie romaine est désormais patente.
Il en va tout autrement des troupes carthaginoises. L’armée d’Hannibal qui se présente au combat en Afrique du Nord n’est plus la grande armée victorieuse remontant l’Espagne, et, infligeant défaite sur défaite à l’armée de Rome. C’est désormais une troupe déstructurée, le nombre de vétérans a fondu (Il ne sont plus que 12.000 à Zama). Le reste des troupes a peu combattu ensemble, beaucoup de recrues ont été incorporées de force. L’infanterie dont dispose Hannibal en 202 av JC est donc une infanterie sans cohérence.
Les historiens romains, prompts a saluer la grandeur de Scipion, évoquent au plus fort de la bataille le combat interne à l’armée punique, opposant la première ligne d’auxiliaires qui reculait et la seconde ligne de vétérans qui les obligeaient à résister. Ils évoquent, aussi, les grandes difficultés de communication entre les différents groupes disparates constitutifs de cette armée hétérogène.
Ces deux remarques semblent, malgré un parti pris inévitable, cohérentes et crédibles, surtout en ce qui concerne la rivalité haineuse entre les deux principaux blocs de fantassins carthaginois. Les auxiliaires souvent enrôlés de force, peu aguerris et obligés de reculer sous la pression romaine, sont confrontés aux vétérans des légions africaines pour lesquels reculer est une chose impossible. Le peu de considération accordée aux troupes auxiliaires par Hannibal lui-même est, assurément, une source de fort conflit interne susceptible d’exploser à tout moment.
Hannibal, l’ombre de lui-même à la bataille de Zama ?
L’absence de plan « B »
Hannibal ne semble pas avoir envisagé l’échec du choc initial de ses éléphants de combat. Et encore moins l’hypothèse où ses éléphants allaient venir déstabiliser son propre dispositif. Face à cet échec préliminaire au combat des troupes, d’autres carences apparaissent dans la stratégie mise en place. C’est le cas, notamment, de la précipitation dans l’emploi de la cavalerie Carthaginoise.
La mauvaise évaluation du combat à cheval
Un des atouts majeurs d’Hannibal a été, de façon constante, sa cavalerie et notamment le soutien des cavaliers numides. A Zama, il sait que ses cavaliers numides sont en nombre très inférieurs à ceux qui se sont alliés à Rome, sous les ordres de Massinnissa. Avec un rapport de 1 à 3, l’issue de ce combat fratricide ne peut lui échapper.
Mais, il en va de même, sur son aile droite, face à la cavalerie romaine. Si l’on considère, selon toute probabilité, que la cavalerie carthaginoise est constituée d’environ 2000 cavaliers, le rapport de force, face aux 3000 cavaliers romains de Laelius est déjà en défaveur de Carthage. De plus, la cavalerie romaine a fortement progressé depuis la campagne en Europe, et est, désormais, militairement supérieure à ses adversaires.
Devant cet échec annoncé et clairement prévisible de sa cavalerie, Hannibal, se laisse entraîner sur un champ de bataille parfait pour les forces de cavalerie, déroule une stratégie sans innovation, sans adaptation, et sans le génie créatif qui fait de lui une légende militaire.
Conclusion
La Bataille de Zama laisse une image amère du génie tactique d’Hannibal. Rétrospectivement, la campagne des carthaginois remontant l’Espagne, traversant le Rhône, puis arrivant à quelques encablures de Rome, a été menée avec un brio et une organisation globale alimentant le mythe d’Hannibal Barca, fabuleux stratège de l’histoire militaire.
Le point d’orgue de la deuxième guerre punique est, sans aucun doute, la Bataille de Cannes, véritable chef d’oeuvre stratégique, et pourtant… Il n’est pas totalement impossible d’imaginer que la Bataille de Cannes, malgré la grande disproportion des forces en présences, ne pouvait vraisemblablement pas aboutir à un autre résultat qu’une victoire grandiose d’Hannibal.
Mais, en y regardant plus attentivement, si Hannibal semble toujours avoir apporté beaucoup de soin à la mise en place de ses dispositifs, anticipant le déroulement des combats et coordonnant parfaitement la mécanique de sa bataille, il n’a, en revanche, jamais été confronté à la mise en échec de ses plans stratégiques en cours d’action.
La mécanique propre à chacune de ses batailles procède d’une réflexion approfondie, d’une mise en place quasi-chirurgicale, et d’un déroulé parfaitement exécuté. Mais il faut attendre la Bataille de Zama pour voir Hannibal dans sa dimension interactive, face à une perte de contrôle de son processus théorique millimétré.
C’est cette perte de contrôle que l’on observe lors de la bataille de Zama. Elle montre Hannibal sous un nouveau jour, et révèle une défaillance surprenante d’adaptation, une fois la bataille engagée. Au contraire de Scipion qui, non seulement prépare un schéma tactique ad’hoc, mais surtout adapte ses mouvements à la situation pour finalement piéger Hannibal dans une nasse. A Zama, Hannibal n’innove ni dans son dispositif, ni dans son concept tactique. Il se laisse entraîner sur un terrain défavorable, et ne prend pas en compte l’infériorité de sa cavalerie. La défaite de Zama conduira à la reddition de Carthage.
Hannibal serait-il donc un extraordinaire théoricien, mais finalement pas un véritable stratège ?